En partant de la jolie ville d’Aarbourg, on sillonne la campagne argovienne entre collines boisées et villages pittoresques pour atteindre Zurzach, lovée contre la frontière avec l’Allemagne. Bilan de l’épopée alphabétique: un canton, deux jours de marche, une soixantaine de kilomètres parcourus et des milliers d’étoiles dans les yeux.
C’est un curieux paradoxe qui nous pousse à visiter des lieux connus, vus et revus mais à espérer pourtant que personne d’autre ne s’y trouve. Je suis la première concernée, me laissant séduire par des vues instagrammables, des reflets photogéniques et des trésors secrets que tout le monde connaît. Pour sortir des sentiers battus, c’est sur le canton d’Argovie que j’ai jeté mon dévolu. Comme s’il fallait toujours chercher du sens, ne pas voyager sans fil rouge, voilà qu’on s’invente de nouvelles règles. Cette fois, elle est alphabétique : traverser un canton d’une ville en A à une autre en Z.
Notre histoire commence donc à Aarbourg, à moins de deux heures de la maison. La petite cité au bord de l’Aar est connue des pendulaires ferroviaires ; de la fenêtre du train qui relie Berne à Olten, on aperçoit les tourelles pointues de l’église aguillée sur les rochers. Sa façade élancée domine les flots de la rivière et veille sur la forteresse qui dort derrière elle.
Nous avons prévu deux jours de marche pour rejoindre l’autre bout du canton et de l’alphabet, à Zurzach. On profite de la soirée pour découvrir la ville, flâner au bord de l’eau et prendre un peu de hauteur pour s’émerveiller du panorama.
Le soleil s’est levé peu avant nous mais les nuages n’ont pas daigné nous en informer. On enfile nos baskets et on embaluchonne nos affaires avant de sortir humer l’air frais de novembre. Les premiers kilomètres ne sont pas les plus jolis, se contentant de suivre le tracé de la route cantonale. Pour une fois, je me laisse guider. Il marche dans les gouilles et moi dans ses pas, ses yeux sur la carte et les miens dans le viseur de l’appareil photo. Aux portes de la ville d’Olten, le trottoir s’approche du lit de la rivière et on profite du vieux pont en bois pour rejoindre les ruelles historiques. En réalité, nous avons déjà quitté le canton d’Argovie pour Soleure, mais les consignes n’ont pas vraiment besoin d’être respectées à la lettre (laquelle, d’ailleurs?).
Aarbourg, Olten, les villes ont poussé le long de l’Aar en s’agglutinant sur ses rivages asphaltés. Les arbres d’un rouge orangé nous offrent un havre bienvenu mais ne suffisent pas à masquer le bruit de la route, l’odeur des gaz d’échappement et la proximité des industries qui grouillent de leurs diverses activités. Après avoir enjambé la rivière, le sentier s’écarte du trafic pour grimper dans la forêt et on respire à nouveau. Lorsque les feuillages se font plus épars, on dépasse quelques maisons endormies avant de repérer une forme plus blanche et plus marquée dans le gris du ciel. L’usine à nuages révèle sa massive cheminée, c’est la centrale nucléaire de Gösgen.
Notre chemin se poursuit le long de champs détrempés et à travers des villages qui ressemblent parfois à la maison – des églises, des écoles, l’enseigne jaune et bleue du Volg, des jardins sauvages et des volets colorés. À la mi-journée, on franchit l’invisible frontière du Parc du Jura argovien. Dans ces vastes étendues vallonnées, la nature omniprésente cultive un inégalable sentiment d’isolement.
Prairies, champs et vergers s’étirent jusqu’aux confins du paysage, épousant le bombé de ses reliefs. Quelques fermes esseulées mouchettent le tableau. On peine à croire à la proximité des centres urbains, pourtant Aarau n’est qu’à quelques kilomètres au sud.
Les 35 kilomètres qui composent notre première étape ne laissent jamais place à l’ennui. Des sentiers forestiers aux crêtes brumeuses, chaque contour révèle la diversité et l’attrait de ce parc régional. «Oh c’est trop beau!», je répète à chaque arrêt, révélant l’intarissable richesse de mon vocabulaire descriptif.
Sournois, le crépuscule s’invite sur les derniers kilomètres et engloutit sans un bruit les toits de Thalheim, dernier village avant notre arrivée. Une bruine silencieuse fait briller le chemin et nous conduit jusqu’à notre auberge, au cœur du village de Schinznach. Le pieds mouillés et les jambes fatiguées se réjouissent d’un repos bien mérité.
Au matin du deuxième jour, les filaments de brouillard effacent les contours du village mais il ne pleut pas. De Schinznach, on s’élance dans les champs pâles où perle la rosée. Le parcours s’annonce un peu moins long que la veille, nous arriverons à Zurzach avant que le soleil se couche.
Un premier pont enjambe la rivière et nous dépose sur une île au milieu des flots. On traverse sur un barrage hydraulique où s’ébrouent les colverts pour s’enfoncer dans la forêt. Elle débouche sur un golf désert, poil lustré de gazon vert, que nous dépassons pour entamer la montée. Animées par le vent, les feuilles d’automne sont des confettis d’or suspendus aux fins branchages.
À l’orée de la forêt, on longe un champ dont l’extrémité disparaît dans le brouillard. Au milieu luit une balle ronde, comme une pleine lune échouée sur Terre. En levant les yeux perdus sous nos capuchons, on perçoit déjà les contours du château de Habsbourg.
Les vignes courent au pied de la tour. On grimpe, glisse sur les feuilles mouillées avant d’atteindre la terrasse. C’est trop tôt pour entrer dans le château mais les alentours nous content l’importance de cet endroit dans l’histoire ; vers 1030, on y pose la première pierre de la future dynastie des Habsbourg.
Notre route continue dans la forêt et débouche très rapidement sur Brugg. On arrive par le quartier des industries et de la gare, mais c’est vers le centre historique qu’on découvre le caractère de la belle ville argovienne. Les demeures anciennes, les enseignes bobo et les casernes militaires se côtoient, tricotant une étonnante harmonie.
À la sortie de la ville, on assiste au mariage des rivières au niveau du Wasserschloss ; c’est ici que se la Reuss et la Limmat se jettent dans l’Aar. Nous suivons son torrent avant de le franchir en direction du village de Würenlingen. Une longue route sans charme nous permet de rejoindre le centre où l’on serpente dans des quartiers de maisons individuelles. Quelques vignes et une jolie chapelle nous guident vers la sortie.
Des champs, une ferme, des champs, une ferme et le ciel immense et gris au-dessus de nos têtes. Il semble qu’on avance lentement mais voici qu’on atteint Döttingen, dernier village avant l’arrivée. Il est accolé à une colline piquée de vignes que nous décidons de gravir plutôt que de la contourner. Au sommet, on se retourne pour contempler le chemin parcouru avant de se noyer dans une forêt labyrinthique.
La frontière n’est pas du tout en vue mais nos natels nous souhaitent la bienvenue en Allemagne – sous-texte «Débrouillez-vous sans connexion». Nous suivons des sentiers boueux qui débouchent sur une route en goudron bordée d’un ruisseau chantant.
Enfin, les toits de Zurzach paraissent, annonçant la fin du périple. Le panneau indique en fait «Bad Zurzach», comme s’il convenait de préciser que, de A à B, nous n’avions finalement de loin pas tout vu de la richesse de ce pays d’Argovie.
Superbe découverte <3 …Merci pour ce partage .
C’était magnifique! Merci beaucoup pour vos commentaires 🙂
Ton article est magnifique ! Et les photos également 🙂