Schwytz de A à Z

23 juillet 2025

Sur la carte, le canton de Schwytz n’est pas immense. Il fallait pourtant bien trois jours de marche pour en découvrir les incroyables paysages. Entre villages verdoyants et mordants sommets, lacs bleutés et vallée reculée, cette randonnée alphabétique est l’une des plus impressionnantes de notre modeste collection.

Un peu pour rire, un peu au hasard : l’idée de la randonnée de A à Z est née à l’automne 2023 et nous a fait découvrir le canton d’Argovie avec un émerveillement dont on ne guérira probablement jamais. L’année suivante c’était Lucerne puis la Thurgovie, notant au passage que contrairement à nos contrées romandes, la Suisse allemande nous facilite la tâche lorsqu’il s’agit de trouver une localité en Z.

Les expériences n’ont plus égalé l’Argovie – peut-être jusqu’à celle que je m’apprête à raconter ? – mais peu importe. L’objectif de la randonnée alphabétique est ailleurs. Elle invite à sortir des itinéraires les plus classiques et donc à appliquer un précepte qui fait office de fil rouge par ici : le dépaysement est partout, il suffit de bien regarder.

L’arrivée de l’été allège l’agenda et donne des envies d’ailleurs. Sur la carte, on se perd comme souvent dans l’observation des reliefs et des méandres qui façonnent nos contrées avant de nous arrêter sur Schwytz, ses hautes montagnes et ses nombreux lacs. Le A est facile à choisir, mais il faut zoomer sur des lieux-dits pour trouver un Z à atteindre… Finalement, l’itinéraire se dessine entre Arth et Ziggen, à l’autre bout du canton. On estime à vue de nez que les deux jours prévus en méritent un troisième, car l’itinéraire est long et le dénivelé important.

Un vendredi matin de juillet, le train nous mène à Berne, puis Zurich et Goldau. Un bus nous dépose à Arth, tout au bord du lac de Zoug, pour commencer la promenade. On fait du zèle, puisque la première demi-heure de marche consiste à refaire le trajet du bus en sens inverse, mais enfin, il faut commencer par le A ! Et puis, un bord de lac constitue toujours un tableau apprécié.

Nos premiers pas longent des jardins multicolores jusqu’à Goldau, où des traces de pattes d’ours et de loup peintes sur le trottoir indiquent le chemin du Tierpark. Sa longue clôture dépassée, nous sortons du village et poursuivons le long de la route cantonale. Un œil sur la carte nous aurait permis de d’éviter les voitures, mais l’œil en question est trop occupé à observer le vaste panorama qui s’ouvre devant nous. Nous avons pris un peu de hauteur et, zébrés par la route et la voie ferrée, les pâturages vallonnés qui nous entourent brillent d’un vert estival. En contre-bas, le bleu du lac de Lauerz reflète un ciel sans nuage.

Nous avons quitté la grande route pour un sentier presque désert qui serpente entre quelques fermes solitaires. Sous leurs fenêtres fleuries, des petits magasins en self-service proposent fromage, sirop ou miel locaux. On aperçoit déjà l’impressionnant profil effilé des Mythen, notre objectif du jour.

À Steinen, nous suivons le trottoir jusqu’au centre du village où une terrasse ombragée nous offre une pause agréable pour le dîner. Quelques pâturages plus loin, nous atteignons la zone industrielle de Seewen, puis son village. Il fait déjà partie de la commune de Schwytz, mais l’identité locale est préservée ; la fleur de nénuphar de son blason flotte sur des oriflammes rouges hissés à chaque lampadaire. Au centre de Schwytz, on s’arrête sur la place principale pour observer l’impressionnante façade de l’hôtel de ville. Peinte en 1891 pour le 600e anniversaire de la Suisse, elle représente des scènes fondatrices de notre histoire dont la bataille de Morgarten.

Il est temps d’entamer l’exigeante montée qui nous conduira dans les Mythen. Depuis le cœur du chef-lieu schwytzois, le sentier file entre les maisons pour prendre de la hauteur. En se retournant, on peut admirer une vue déjà époustouflante sur l’église St-Martin et le lac des Quatre-Cantons.

Une chapelle, une dernière ferme et nous voici à l’ombre de la forêt. Le chemin caillouteux nous offre un épuisant dénivelé en direction de la façade abrupte du grand Mythen. Invisible depuis là, le sommet de cette puissante pyramide culmine à 1898 mètres d’altitude. Pour l’heure, près de mille mètres plus bas, les yeux restent braqués sur le sol. Je vise les racines où poser le pied pour grimper sans glisser sur le tapis des feuilles. Leur couleur orangée semble bien automnale mais colle avec mon ressenti : peut-être bien que cet interminable effort a duré des mois… 

Le chemin est pratiquement désert en cette fin d’après-midi. Enfin, la forêt laisse place aux pâturages fleuris et le panorama se dévoile. Au-dessus de nos têtes, des parapentistes virevoltent au gré des thermiques. Vers 18h00, nous franchissons les dernières marches pour atteindre Holzegg alors que le soleil disparaît derrière le grand Mythen. On recharge les batteries et les gourdes à l’auberge de montagne avant de nous éloigner du sommet emblématique de Schwytz. Son ascension ne fait pas partie de notre programme ; c’est vers les crêtes un peu plus à l’est que nous avons prévu de passer la nuit.

Un regain d’énergie nous pousse jusqu’au Furggelenstock, d’où le soleil nous baigne à nouveau de ses rayons bas. Ils frôlent la cime des arbres avant de s’éteindre pour de bon. Alors, dans l’immensité de cette obscurité silencieuse, une myriade d’étoiles poudroie le ciel.

Le jour se lève dans la mélodie lointaine des cloches des vaches. J’ai froid, j’ai peu dormi mais le spectacle du soleil rose-orangé sur les crêtes a le pouvoir de tout apaiser. Sur le petit réchaud, le café parfume l’air du matin. Il va faire beau et l’étape prévue est moins sévère que celle de la veille. C’est du moins avec cette confiance que nous entamons la randonnée sur l’itinéraire 63 de SuisseMobile, en direction d’Einsiedeln.

Le sentier est varié. Il louvoie entre forêts ombreuses et pâturages scintillants de rosée. Les Mythen sont toujours à nos côtés, personnages principaux de cet époustouflant tableau. Les montagnes schwytzoises ont inspiré nombre d’artistes allemands dont Goethe, Schiller ou Hölderlin. Leur contour si reconnaissable trône d’ailleurs au Palais fédéral, sur la fresque «Le berceau de la Confédération» qui orne le mur de la salle du Conseil national.

Dans ma tête, le programme de la matinée consiste en une longue dégringolade vers Einsiedeln. Dans la réalité, c’est une succession de montées et de descentes qui usent respectivement le moral et les genoux. Mais il faut bien reconnaître qu’à travers ces paysages marécageux, la nature nous livre un beau spectacle.

Le lac de Sihl apparaît en contre-bas, puis les contours d’Einsiedeln. Un dénivelé vertigineux nous dépose aux portes de la ville où une odeur de bois coupé nous accueille. Nous longeons une grande scierie avant d’entrer dans un quartier résidentiel. Soudain, les deux tours de l’abbaye apparaissent entre toits et feuillages. C’est l’attraction principale de la commune schwytzoise ; près d’un million de personnes y viennent en pèlerinage chaque année. Lorsque nous arrivons à ses pieds, le monastère bénédictin révèle son immensité. Outre les appartements destinés aux moines, l’impressionnant monument baroque comprend une école, dix ateliers, une cave pour le vin de l’abbaye et de vastes écuries.

Le ciel se couvre et nous ne devons pas trop nous attarder car plus de quinze kilomètres nous séparent encore de notre objectif du jour. Nous traversons la blancheur éclatante des écuries pour rejoindre le lac. La colline piquée d’un téléski endormi nous offre un dernier coup d’œil sur l’abbaye et sa ribambelle de fenêtres avant de plonger vers le lac.

Lorsque nous atteignons son rivage, de grosses gouttes de pluie viennent s’écraser sur le trottoir. On s’équipe en conséquence avant de se diriger vers le viaduc qui relie ce côté du lac à Willerzell, juste en face. On s’aperçoit alors que l’entreprise sera compliquée. Sur l’étroite passerelle, le croisement entre les bus et les voitures semble déjà périlleux.

Des trombes d’eau s’abattent maintenant sur nos têtes et on hésite sur la solution de repli adéquate quand un homme et ses enfants sortent de la maison voisine. Il comprend que nous voulons traverser et confirme qu’à pied, c’est bien trop risqué. Trop aimable, il nous propose de nous emmener en voiture et nous n’hésitons pas longtemps. À l’abri dans son minibus, on regarde le lac disparaître dans l’orage aveugle qui mange le paysage. Un kilomètre plus loin, il nous dépose à Willerzell, peu convaincu de notre programme.

Nous aussi, on hésite. Il nous reste une longue route dont un petit col à franchir alors que le tonnerre gronde. Un coup d’œil sur l’application des CFF nous confirme qu’en TP, le voyage est peut-être moins ruisselant, mais pas plus court ni plus facile. Allez, on continue.

On découpe l’itinéraire en petits objectifs pour qu’ils s’avalent mieux : d’ici, il y a deux kilomètres à monter jusqu’à la forêt où les arbres devraient nous abriter un peu. Ensuite, l’orage devrait faiblir durant les trois kilomètres qui nous permettront d’atteindre Sattelegg, le point culminant de cette traversée. Après cela, il restera six kilomètres de lacets goudronnés à redescendre en direction de la vallée Wägital, puis un bon kilomètre et demi le long de la route jusqu’à l’auberge. C’est faisable, non ? On remonte nos capuchons et on met un pied devant l’autre sans trop réfléchir.

La pluie martèle le sentier de goudron qui serpente jusqu’à la forêt. Comme prévu, elle se calme dès qu’on s’engage entre les sapins et les feuillus. Le chemin désert s’élève encore un peu pour nous offrir une vue dégagée sur les collines alentours. Gris et feutré, le ciel brouillé fait ressorti la nuance émeraude des arbres. À Sattelegg, on s’octroie une pause à l’auberge avant d’entamer la descente. Il y aurait une alternative à la route principale, mais la pluie a recommencé à tomber et nous préférons éviter de nous faufiler sur un sentier glissant. Les rares voitures nous voient de loin grâce à nos équipements de pluie, on ne prend donc pas trop de risque.

Alors que nous progressons vers le fond de la vallée, l’orage s’éteint pour laisse place à la magie : les rayons du soleil, timides et embués, font chatoyer les herbes détrempées. Enfin, comme une apparition onirique, le village de Vorderthal se profile en contre-bas. Il est déjà 19h et notre aubergiste s’inquiète au téléphone. Promis, nous serons là dans moins d’une demi-heure !

Dans la Wägital, le bruit s’est tu depuis plusieurs années. Les stores sont baissés sur les vitrines poussiéreuses, les hôtels comme les restaurants de Vorderthal ont mis la clé sous la porte. Un panneau publicitaire indique «OIL ! La seule station-service de la vallée. À 150 mètres à gauche». Mais sur le trottoir qui longe la route, nous n’avons pas encore pleinement conscience de l’agonie qui ronge la vallée.

Une femme d’un certain âge nous ouvre la porte de l’hôtel Bären. Sa gentillesse enveloppe nos carcasses épuisées par le voyage. Elle sort des cintres pour nos vestes et du papier journal pour nos chaussures trempées avant de nous servir une tasse de thé dans la salle à manger. Sur le sol en damiers, les chaises et les tables semblent attendre leur clientèle. Le menu figure au mur, à côté des règles du Jass, mais personne ne viendra. Notre hôtesse explique que le restaurant est fermé depuis le récent décès de son frère, le tenancier. La patente s’est éteinte avec lui, plongeant le rez-de-chaussée de l’hôtel dans un funeste sommeil. Assise au bout de la table, elle raconte la torpeur qui a gagné la vallée, les rares touristes de passage, les travailleurs qui séjournent ici au mois et permettent à l’établissement de garder une modeste activité.

Au deuxième étage, la chambre est sombre, tout en boiseries et mobilier d’époque. Son odeur me projette des années en arrière, et je revois la chambre en haut de l’escalier, le plancher grinçant, le canapé de velours et la boite à bijoux de grand-maman, remplie de ses trésors.

La nuit est lourde, reposante, et laisse place à une matinée ensoleillée. Nous partons en direction du fond de la vallée et du Wägitalersee, lac artificiel au bord duquel se trouve le lieu-dit «Ziggen». Bien sûr, nous avons bien repéré le Zindelspitz qui culmine juste derrière, mais sa pointe à 2097 mètres ne nous dit rien qui vaille. Les jambes et le pieds fourbus approuvent : cette dernière étape mérite d’être un peu plus légère que les deux précédentes.

Nous quittons rapidement le village de Vorderthal pour nous enfoncer dans la forêt. Rincée par l’orage, chauffée par le soleil, la broussaille se fait tropicale et on s’attend presque à entendre un perroquet siffler. Le sentier s’égare dans un puissant pierrier qui grimpe le long d’une cascade. Nous arrivons alors au bord du lac, sur le sentier qui suit le rivage. En face, quelques fermes nous permettent d’estimer l’emplacement de Ziggen.

Le chemin est large, mais il faut le partager avec bien trop de voitures et de motos. Le tour du lac est aussi une attraction prisée des cyclistes, qui profitent d’environ douze kilomètres et un faible dénivelé dans ce paysage grandiose. Tout au bord de l’eau, des dizaines de pêcheurs ont sorti parasol, chaise pliante et glacière. Un dimanche classique au Wägitalersee. Plusieurs restaurants parsèment le rivage et des rires s’échappent de leur terrasse. Le petit spot touristique nous semble soudain très loin de Vorderthal et sa vallée déserte…

Nous atteignons le bout du lac où ruisselle la cascade Aberenbach et poursuivons notre progression entre ombre et soleil. Encore quelques méandres et ça y est. Aucun panneau, pas d’inscription sur une borne électrique ou une boîte aux lettres pour le prouver, mais la carte nous le confirme : nous sommes enfin à Ziggen.

Bien sûr, il faut encore rejoindre l’arrêt de bus à Innerthal, mais les trois kilomètres et demi qui restent se noieront dans les 70 parcourus ces trois derniers jours. Pleine de surprises, d’effort et d’émerveillement, cette sacrée épopée nous a fait découvrir toute la nuance du canton de Schwytz avec en bonus une météo joueuse dont le kaléidoscope d’humeurs a su donner vie et reliefs aux paysages traversés. C’était grandiose. Merci Schwytz – on reviendra !

5 Commentaires

  1. Alice

    Bonjour,
    Superbe article ! Ça donne envie de visiter des endroits moins connus.

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  2. Julie

    Tellement bien écrit 😍 ça donne envie d’aller se perdre en Suisse Allemande

    Réponse
  3. Dominique

    Quelle belle plume !

    Réponse

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Je m’appelle Camille et je suis touriste professionnelle (entre autres). J’ai créé Lève l’encre en 2017 pour partager le récit de mes voyages à la découverte des paysages de Suisse et d’ailleurs. J’espère te donner envie de voyager, notamment en privilégiant le train – pour la planète, mais aussi parce que c’est une expérience exceptionnelle.

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