Derborence, où naissent les légendes

17 novembre 2024

Le chemin sinueux s’enfonce dans les entrailles d’une vallée reculée. Là, au milieu des pierres et des histoires, tapi dans l’ombre de la montagne, il a Derborence. Quelques chalets épars et un lac au bout duquel s’étend l’un des dernières forêts vierges de Suisse.

«Derborence, le mot chante doux ; il vous chante doux et un peu triste dans la tête. Il commence assez dur et marqué, puis hésite et retombe, pendant qu’on se le chante encore, Derborence, et finit à vide, comme s’il voulait signifier par là la ruine, l’isolement, l’oubli.» (Derborence, Charles-Ferdinand Ramuz)

Il y a quelque-chose de mythique autour de cet endroit. Comme une poésie du malheur, instillée par les mots de Ramuz dans l’imaginaire collectif helvétique. En replongeant dans les pages de l’écrivain romand, j’ai eu envie d’y aller, de monter voir l’automne peindre les arbres et le premier givre saisir les pâturages avant que Derborence ne plonge dans le silence de l’hiver.

C’était un jour de soleil, quelque-part dans la drôle de parenthèse qui capture la fin de l’automne et semble l’empêcher de glisser vers l’hiver. Novembre étant bien entamé, la route qui grimpe de la plaine à la montagne est fermée. Le Car postal n’y monte plus depuis deux semaines, car le sentier tortueux qui mène à Derborence ne sera bientôt plus praticable. L’hiver enneigera le chemin et la vallée sera coupée du monde jusqu’au printemps.

Mais pour l’heure, le thermomètre reste résolument dans le positif et je décide donc d’en profiter pour emprunter à pied la route ainsi libérée du trafic. Après quelques trains et bus, la promenade commence à Aven, petit village de la commune de Conthey. Je le quitte très vite pour rejoindre la route de Derborence, sur laquelle se déroule presque l’ensemble de la randonnée. Construite dans les années 1950, elle ouvre un accès à la vallée jusqu’alors très isolée. Et le spectacle est étourdissant.

Juste au bord du chemin, c’est le vide. Le vertige fascine, il attire, si bien qu’on s’approche de la glissière de sécurité pour jeter un œil. Tout au fond de la balafre, des centaines de mètres en contre-bas coule la Lizerne. La route de Derborence a été aménagée tout contre la montagne, épousant sa roche hostile. Ici et là, son flanc gris est troué de tunnels dans lesquels résonnent mes pas solitaires. Je m’arrête à chaque fenêtre, happée par les pigments d’automne qui saupoudre la forêt juste en face.


Le chemin est désert, les volets des rares chalets que je rencontre sont clos. Je quitte la route goudronnée pour m’égarer sur un étroit sentier au sol couvert d’aiguilles dorées. Les mélèzes se dénudent alors que la température baisse. Sur le sol givré, les feuilles chuintent à mon passage et la terre, dure, fait un bruit mat. Je lève la tête sur la montagne qui se dresse dans un mur monumental strié de nuances d’argent. Au fond de la vallée, La Lizerne rencontre la Derbonne, et c’est le chant de cette dernière qui me guide jusqu’au but.

Le lac de Derborence a longtemps été considéré comme maudit, car né de l’un des deux éboulements qui traumatisèrent la vallée au 18e siècle et inspirèrent Ramuz. En s’effondrant, le massif de Diablerets éparpille ses entrailles de pierre sur les pâturages et bloque les eaux de la Derbonne et de la Chevilleince, formant le plus jeune lac naturel d’Europe. Aujourd’hui, le site est une réserve naturelle nationale où des sapins blancs de plus de 450 ans veillent sur les chamois, les lynx, les marmottes, les pics tridactyles et les gypaètes barbus.

Il est presque midi lorsque j’atteins le lac, mais le soleil ne parvient pas encore à dépasser les cimes. Le rivage est parsemé de neige où se mêlent quelques empreintes humaines et animales. Je fais le tour du lac pour atteindre les quelques chalets qui forment Derborence. Le lac s’étend à mes pieds, bordé de sapins et de mélèzes. Là ou l’eau n’est pas encore glace, elle renvoie le reflet troublé des montagnes. La pierre dure et froide murmure ses légendes, mais le calme est abyssal.


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1 Commentaire

  1. Julia

    C’est trop beau 😍

    Réponse

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Je m’appelle Camille et je suis touriste professionnelle (entre autres). J’ai créé Lève l’encre en 2017 pour partager le récit de mes voyages à la découverte des paysages de Suisse et d’ailleurs. J’espère te donner envie de voyager, notamment en privilégiant le train – pour la planète, mais aussi parce que c’est une expérience exceptionnelle.

[photo: © Simon Brunet]

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